Comment un test psychologique à la non-scientificité abondement établit, est-il devenu le premier test de personnalité au monde, administré deux million de fois par an (sans compter les variantes ‘inspirées de’ qui fleurissent en ligne…), acheté par pratiquement toutes les entreprises du Fortune 500, objet d’un état de presque culte?

C’est la question à laquelle tente de répondre Merve Emre, de l’université d’Oxford, dans un ouvrage tour à tour investigatif, philosophique et croustillant, passé pratiquement inaperçu dans le paysage RH français. (Ouvrage non traduit à ce jour.)

« The personality brokers : The strange history of Myers-Briggs and the birth of personality testing » se dévore presque tel un polar, tant l’histoire des deux créatrices du test, Katherine Briggs et sa fille Isabelle Myers Briggs, est baignée d’un mystère largement entretenu par leurs disciples aujourd’hui.

Née en 1875, Katherine Briggs, éduquée, volontaire, a perdu plusieurs enfants. Elle entreprend alors d’élever son enfant unique, Isabelle, pour en faire sinon un génie, au moins une jeune femme exceptionnelle. Isabelle étant plutôt vive, elle développe assez tôt les accomplissements attendus.

« En quelques années, elle se positionne en ‘experte’ de l’éducation – sur la base des résultats de ses méthodes sur un échantillon de un. »

Sur la base de ces succès, Katherine estime détenir des connaissances pointues dans l’éducation d’un enfant ‘curieux-obéissant’ (surtout obéissant d’ailleurs), qu’elle dissémine d’abord auprès de son voisinage, puis dans une rubrique de magazine qui remporte un succès national. En quelques années, elle se positionne en ‘experte’ de l’éducation – sur la base des résultats de ses méthodes sur un échantillon de un.

Lorsqu’Isabelle quitte le cocoon ‘éducatif’ de sa mère pour l’université, Katherine, soudain privée de l’occupation qui donnait sens à sa vie, tombe en dépression. C’est alors qu’elle découvre Jung et sa théorie des ‘types psychologiques’. Katherine s’éprend d’une nouvelle passion : amener Jung au non-initié pour lui permettre de ‘se rencontrer’ et ainsi devenir maitre de sa vie. En 1926 elle publie une présentation du ‘personality paint-box’ : la palette composée de quatre dimensions inspirées des travaux de Jung, qui donneront les 16 ‘types’ du futur MBTI. Psychanalyste autodidacte, Katherine développe une passion obsessive, quasi-érotique pour Jung, à qui elle écrit pendant plusieurs années et qu’elle rencontrera une fois.

« Une des premières reconnaissances du potentiel de l’outil arrive par les services secrets américains »

Comme sa mère, Isabelle est une femme ambitieuse, qui souhaite ardemment réussir sa vocation d’épouse et de mère, sans pour autant s’en satisfaire. Elle s’essaye à plusieurs activités et remporte un certain succès comme auteur de romans policiers. Lorsque sa mère commence à décliner intellectuellement, elle reprend l’indicateur de personnalité sur la base duquel est développé un questionnaire qu’elle teste sur son entourage, en rêvant de lui donner une autre envergure. Une des premières reconnaissances du potentiel de l’outil arrive par les services secrets américains en 1944, qui l’adoptent pour aider à déterminer quelles missions confier aux espions sur la fin de la guerre.

Au cours des prochaines décennies, le test sera commercialisé par différents éditeurs plus ou moins regardants sur sa validité scientifique. Aujourd’hui le site français du Myers-Briggs Company affirme vendre un outil « basé sur 70 ans de recherches scientifiques ». Allégation largement exagérée, d’abord parce que la théorie de la personnalité de Jung, inspirée par la philosophie, la littérature et la religion, a fait l’objet de peu de recherches et n’a certainement pas été validée par la psychologie clinique.

Isabelle s’est d’ailleurs confrontée plutôt douloureusement à la science ‘sérieuse’ que devient la psychologie au 20ème siècle, notamment avec l’apparition des ordinateurs qui vont permettre de conduire des traitements statistiques de plus en plus robustes. Si elle ne souhaite pas perdre tant d’années sur ces pacotilles, c’est qu’elle a trouvé sa vocation : aider chaque homme ou femme (bon, surtout chaque homme) à trouver sa contribution au grand chantier de construction de la société américaine de l’après-guerre.

« Les chercheurs trouvent de sérieuses faiblesses au test. »

Ainsi son désir ardent est de diffuser le test le plus largement possible, alors même que les chercheurs lui trouvent de sérieuses faiblesses. Par exemple, la bi-modalité ne se vérifie pas : alors que ses créatrices défendent qu’une personne se définit par une position ‘pile’ ou ‘face’ sur chacune des quatre dimensions, les résultats statistiques révèlent que l’échelle est plutôt linéaire. Isabelle n’est pas intéressée par l’isolation des variables confondantes, telles que le sexe, niveau d’études ou niveau socio-économique, qui pourraient expliquer des préférences et ne reconnaît pas le besoin d’établir des groupes de contrôle pour évaluer la puissance de l’indicateur. Par-dessus tout, elle soutient la position encore défendue par Myers-Briggs aujourd’hui que notre ‘type’ se détermine au cours de l’enfance et demeure constant à vie, alors que de nombreuses études démontrent que les sujets à qui l’on administre le test une deuxième fois changent de type une fois sur deux.

Pour autant, à partir des années 1970 le MBTI trouve son marché, auprès de recruteurs qui veulent ‘professionnaliser’ leurs approches de recrutement et de mobilité à l’aide des moyens modernes que sont les outils de psychologie. Peu à peu il entre partout : dans les universités, les bureaux des conseillers d’orientation, les cabinets des thérapeutes conjugaux. Et c’est bien là le paradoxe : sans la moindre valeur prédictive du succès dans un emploi, ou dans une relation de couple ou toute autre entreprise, le MBTI vit à travers les personnes qui se découvrent et s’ouvrent au  développement personnel. Katherine et Isabelle ont perçu l’appétit des hommes et des femmes du 20ème siècle de ne plus être jugé, de se connaître hors de tout cadre moralisateur. A lire les témoignages sur le net, les personnes qui connaissent leur ‘type’ se sentent soulagés, compris, s’acceptent davantage, se disent plus ouverts aux autres.

Et, humblement, je dois reconnaître que mes préjugés vis-à-vis des tests de personnalité en général et du MBTI en particulier, sont mis à épreuve par les échos de la personnalité de ma fille dans le descriptif de son type (ENTP). Toutefois, avec son message que tout profile est ‘bon’, que connaître son ‘type’ permet de trouver son utilité sociale et économique, le MBTI passe sur les traits de personnalité associés au succès tels que la persévérance, la confiance en soi, la passion pour un projet.

Par souci de ‘préserver l’image d’Isabelle’, les disciples d’Isabelle Briggs Myers ont obstinément refusé d’ouvrir ses archives à Merve Emre. Toutefois l’auteur a passé au peigne fin une vaste quantité de documents pour reconstituer cette histoire singulière dans un ouvrage délicieux, à l’issue duquel le paradoxe résiste.

Merve Emre “The personality brokers : The strange history of Myers-Briggs and the birth of personality testing.” (Anchor Press, 2019) (Première edition au Royaume-Uni en 2018).

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